I
Un lourd et épais brouillard enveloppe le village de ses ouates.
Un jour blafard tombe on ne sait d'où. Perchés au bord des toits, les moineaux pépient, du fond des poulaillers les coqs lancent leur appel. Achicourt s'éveille.
II
Les poules et les coqs ont repris possession du fumier leur domaine, et déjà une pondeuse nichée dans la paille jette son coqodac guttural et strident. De lourds chariots font grincer le gravier du chemin et les fouets retentissent. La mèche du bonnet blanc sur l'oreille, la bêche sous le bras, l'homme est parti aux champs...
Pour toi aussi Maître Aliboron, l'heure du travail a sonné. Allons, un dernier coup de dent, et en route!
III
Tic toc font les sabots en cadence, et les oreilles droites, la queue frétillante, le poil ébouriffé, fièrement tu portes au marché l'Achicourienne et ses légumes!
C'est qu'elle est belle et digne d'être chantée notre Achicourienne d'Achicourt, quand assise sur son âne comme sur un trône, elle s'en vient à la ville! Son costume n'est pas riche, mais il a sa coquetterie et on ne le porte que chez nous. Un grand bonnet tuyauté, un tricot de laine noire sur lequel se croise un mouchoir et tombe une large croix d'or, un court « cotron » de futaine, telle est la mode d'Achicourt. Que le vent fasse flotter l'inséparable « écorcheu » de toile grise, jeté sur les épaules, et voilà l'Achicourienne quand, assise sur son âne comme sur un trône, elle s'en vient à la ville.
IV
Hue donc, bourriquet, ou gare au bâton! Déjà derrière le moulin de pierre, le soleil monte, et l'alouette a jailli du sillon ; déjà Arras est éveillé et, sur le pas de sa porte, la bourgeoise impatiente t'attend pour mettre son pot au feu.
Allonge le pas bourriquet! La route n'est pas longue et à l'arrivée, pour la patronne le travail, la peine, le grand coup de feu de la vente, les pieds dans l'eau, un couvet sous les jupons, mais pour toi la chaude écurie et le doux repos dans la vieille « maison à baudets » de la rue des Trois-marteaux.
V
Jamais de mémoire d'âne on n'avait vu d'aussi beau marché que celui qu'on appelle encore « Ch'tiot rnarké », bien que nous n'y soyons plus. Elle était à nous toute entière, à nous d'un bout à l'autre la Petite-Place! C'est là qu'au milieu des choux, des carottes, des navets, des poireaux, des pommes de terre, qu'Achicourt tenait ses grandes assises. Les paniers déchargés, la bride et le bât enlevés, nous défilions devant les gamins qui levaient de grands bras et au petit trop, sous la conduite de l'échevelé Baptiste, nous gagnons notre vénérable hôtel.
Hélas! de tout a beau passé auquel les vieux ne songent encore qu'en soupirant, il ne reste plus qu'une impasse qui a bien voulu garder notre nom! La Maison-à-Baudets elle-même est devenue une belle maison à étages où n'entrent plus les ânes à quatre pattes.
VI
Derrière l'hôtel de ville, sur une placette, entourée de chétives maisons que l'on appelle la Place de la Vacquerie, se tient aujourd'hui le marché aux légumes. Le samedi assemblée plénière, Eléonore, Marie-Rose, Élisabeth, Rosalie, Léocadie, Fanny et toutes celles de chez nous qui n'ont pas le temps de dire « ouf ». Belles demoiselles qui jouent à la ménagère, bonnes ménagères qui font la dame, servantes peu pressées, voire même quelques Messieurs font leurs emplettes.
Écoutez, regardez! Pour un jour l'ancien marché revit! Il n'est plus cependant, il n'est plus ; et bientôt Achicouriennes et baudets auront également disparu.
VII
Robustes filles d'Achicourt dites-nous pourquoi aux plus beaux jours de fête du bonnet tuyauté vous ne parez plus votre tête ? Pourquoi vous ne portez plus tricot de laine et jupons courts ? Comme vos mères qui reposait autour du vieux clocher, vous tournez et retournez pourtant la terre, et comme elles, vous devriez être légères et court vêtues.
On ne monte pas à baudet en fallalas, vous le savez bien, aussi n'est-ce plus sur notre dos que vous allez au marché ?
VIII
Champs, chaumières, et toi, vieille cité, et vous tous qui avez connu notre grandeur, soyez témoins de notre ignominie!... Une ignoble et lourde charrette peinte en vert s'abat chaque matin sur notre échine ; un brancard nous emprisonne ; et Madame l'Achicourienne largement assise sur une chaise, nous fait traîner par la ville les légumes et ses longs jupons.
Adieu les joyeux « tic toc » et les sonores « hi han ». Adieu les triomphales arrivées au marché!... A la charrette, nous, les baudets d'Achicourt, à la charrette!... O nos aïeux!
IX
Ainsi va le monde, toujours changeant, toujours cherchant et toujours misérable! Toi seule, ö Nature, douce et bonne mère, est éternellement la même! Sans cesse aux ingrats qui nous avilissent tu donnes de savoureux légumes ; et, pour l'âne, tu sèmes à pleines mains des chardons dans l'herbe des chemins.